Gouvernance
Un monde « et en même temps »
Édito — il y a 6 années
Temps de lecture: 3 minutes
Le fracas d'un monde qui vient sans cap, mais avec un excès d'impatience et d'égoïsme, qui enferme chacun dans la contradiction de ses désirs. Chacun veut tout, tout de suite ; les autres peuvent attendre, à l'exception de soi-même.
Je n'étais pas encore née, mais je me souviens des Lumières. Le legs des grands penseurs est si fort que leur écho peine à s'éteindre. La puissance et la profondeur de leurs réflexions étaient précisément des lumières.
Aujourd'hui, c'est compliqué. Les grands penseurs sont rares. L'époque s'est appauvrie et l'horizon de chacun évolue entre ombre et lumière. Les repères sont flous, voire inexistants. Il y a une inquiétude sourde, mais exponentielle face au monde qui vient. Quel monde d'ailleurs ? Personne ne sait vraiment le dire. On sait affirmer que l'IA aura une place grandissante, mais écrasante ? Qui le sait ? Les économistes et autres bâtissent des hypothèses pour expliquer aux travailleurs que la menace guette, car la communauté des robots va se livrer à une guerre des étoiles pour déposséder l'humain.
À part ça, tout va bien... mais non justement ! Ce monde illisible renforce la nature des injonctions paradoxales qui régissent désormais nos vies. Par exemple, le conflit qui oppose le travailleur et le consommateur. Chacun se plaint de l'avidité des actionnaires qui espèrent des dividendes importants. Le travailleur fustige ce tropisme qui enferme de fait l'action dans un temps court, sauf à être une marque royale porteuse d'une très grande cohérence.
Mais, le consommateur qui boursicote est ravi de la versatilité des marchés qui sont le gage de bons coups rapides. Les marchés ne s'embarrassent pas d'aléa moral. Ils réagissent in vivo, seul compte le temps court qui fragilise paradoxalement les entreprises sur le long terme : les rumeurs, les doutes, la fatigue, tout y passe. L'hystérie autour de la santé mentale d'Elon Musk illustre bien cela. Voilà un homme qui essaie d'imaginer le monde... un certain monde ; et bien, cela prend du temps, mais les marchés s'impatientent et surréagissent à l'évocation d'un retrait boursier.
Mais que voulons-nous au juste ? Une action de fond ou une action de forme ?
Les incohérences des sondages politiques semblent dire les deux. Ils expriment un désir de grand écart. Les avantages du temps court et en même temps du temps long, sans s'étonner des contradictions.
Le temps long est exigeant ; il oblige à une cohérence de fond qui s'incarne dans une vision, une stratégie et une exécution coordonnées. Pas de petits compromis pour tromper le temps ; non, le temps long gagne tranquillement.
Mais voilà que l'impatience s'invite régulièrement autour de la table. Chacun veut tout, tout de suite ; les autres peuvent attendre, à l'exception de soi-même. Paradoxe encore quand il s'agit de parler de transformation ; la vague positive autour du mot innovation laisse à penser qu'il y a une grande ouverture pour le sujet, mais dans les faits... dans les faits, nous assistons à une grande imagination sémantique tandis que les êtres se cabrent au premier coup de canon. La transformation oui, mais pour les autres. Oui, à la transformation sans douleur ; mais alors, comment transformer la
société si personne ne veut souffrir ?
Le changement prend du temps, mais cette équation collective est en collision avec les égoïsmes individuels. Beaucoup donnent peu parce que désormais c'est dans l'ordre des choses. Et, le déséquilibre vient du fait que ce sont toujours les mêmes qui font acte de générosité.
L'économie du partage offre une réelle perspective de régulation de la consommation, mais son impact sur l'économie et donc sur le travail est fracassant. Ça tire, ça tire jusqu'à la rupture, puis le travailleur exprime son mécontentement sans penser une seconde que les incohérences de ses désirs et de ses injonctions y sont pour beaucoup.
Il y a tant à dire sur le sujet que cela mériterait d'arrêter le temps, de dialoguer avec intelligence, avec bienveillance et avec cohérence pour essayer de redéfinir les contours d'un monde viable qui permettrait un équilibre entre les désirs des travailleurs et des consommateurs, sinon une guerre civile se prépare entre ceux qui s'en sortiront et les autres. Ce n'est pas nécessairement la fin du capitalisme, c'est surtout l'imagination d'un nouveau capitalisme durable, parce que responsable. Je parle d'une imagination optimiste et rationnelle qui n'agite pas le chaos à chaque coin de rue pour aiguiser les peurs et terroriser les consciences.
Je parle d'un dialogue pluridisciplinaire qui convoquerait la science, la sociologie, la philosophie, l'économie, le social, l'éducation, l'écologie, le monde civil et le monde public. Il s'agit de bâtir ensemble un nouveau conte des 2 cités : celle des robots et celle des hommes, avant de tout perdre.
Nicole Degbo
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Article publié dans Les Echos, à lire ici.