La gouvernance de l'information
La nuance de l'info
Édito — il y a 4 années
L’enjeu est de faire de l’audience avec du contenu vs. faire du contenu pour l’audience.
À l’occasion d’une réflexion pratique sur le statut des différents journalistes dans un format à la télévision, à la radio ou même dans la presse écrite, la complexité du sujet était prégnante.
Déjà le regard entre journalistes vs. citoyens est un désaccord ; les uns ont le sentiment de respecter des règles déontologiques qui datent de… quand exactement ? Les autres témoignent du brouillard de la réalité entre les différents statuts précisément. Qui a tort ? Dans l’absolu, personne. Cependant, dans le monde des affaires, une phrase donne le ton : "une réalité qui n’est pas perçue, n’existe pas." L’analogie permet de dire : "une règle qui n’est pas perçue n’existe pas."
Alors quoi ? Comment faire pour donner de la clarté et du sens aux formats d’information ou d’animation ? Comment faire pour que la messe de 13 heures ou de 20 heures ne soit pas l’exception à l’infotaitment devenue la règle ? Il y a bien d’autres formats comme C’dans l’air et quelques autres magazines axés sur une information sérieuse, mais dans l’ensemble, le clash, le buzz ou la punchline règne. Les plateaux deviennent des rings et la première victime est l’information.
Le spectateur est un dommage collatéral car il peut voter avec les pieds. Il peut décider de faire silence et de tourner le dos aux médias. Sur le fond, la vraie menace est celle de médias devenus inaudibles qui laisseraient place à une jungle de l’information.
Doit-on aller jusque-là pour organiser un sursaut ou l’heure est-elle suffisamment grave pour responsabiliser l’ensemble des acteurs médiatiques dans la coordination d’un changement profond et perceptible ?
Le rôle des journalistes dans un format est de fait une question essentielle. Mais au préalable, tout le monde aurait à gagner à se poser quatre questions : quelle est la raison d’être de chaque média ? Tel format répond-t-il au positionnement dudit média ? Quelle est l’utilité du format proposé ? Et enfin est-ce un format dont le contenu va produire de l’audience ou est-ce un format dont le contenu est fait pour l’audience ? Certains ne verront pas la nuance entre les deux modèles ; or, elle est fondamentale. Elle dit l’exigence dans la fabrique de l’information, c’est-à-dire le choix du format, des journalistes & co qui vont incarner le format et des sujets pour produire du sens en cohérence avec la vocation du format. Faire cet exercice avec discipline est déjà un garde-fou qualitatif, mais insuffisant.
Le journaliste évolue dans un système avec ses propres règles qui lui apparaissent naturelles ; il oublie que le spectateur est pluriel ; certains sont occasionnels, d’autres sont familiers de leur système, d’autres encore ont suffisamment de connaissances pour avoir des repères ; mais, il y a ceux qui manquent d’une grille de lecture simple et lisible pour comprendre la nature même du format. Aussi, tout le monde gagnerait à ce qu’au début de chaque émission, l’objet du format soit explicité, ainsi que le rôle de chaque partie prenante associée ; cela permettrait ainsi à chacun d’identifier la nuance des rôles entre un journaliste, un chroniqueur, un expert, un éditorialiste, un polémiste, un humoriste, etc. Cela favoriserait une prise de distance entre l’énoncé de faits ou d’une opinion ; cela permettrait également de comprendre ce qui relève du subjectif et ce qui relève de l’investigation. Énoncer cela à haute voix permettrait par ailleurs aux journalistes d’évaluer eux-mêmes la part laissée à l’information brute vs la subjectivité. Cela leur permettrait d’analyser l’équilibre même de l’information.
L’information doit-elle informer, éduquer ou divertir ? Doit-elle rendre curieux ? Son rôle est-il de donner envie d’en savoir plus ou d’enfermer le spectateur, l’auditeur ou le lecteur dans une bulle de filtres ? Il est essentiel que la rédaction et les tenants d’un format analysent l’impact de leurs interactions sur la diffusion de l’information ? Influencent-t-elles trop le public cible ? Quelle est la valeur qualitative de l’information ? L’information permet-elle de décrypter suffisamment le monde ou les sujets d’intérêt ?
Loin d’être farfelu, ce questionnement est fondamental car il est de nature à mettre en perspective les biais, les intentions conscientes ou non, les pratiques déviantes, etc. ; il s’agit d’assumer l’impact des médias dans l’évolution de la société. Il s‘agit de ne pas dénaturer les sujets qui méritent de rester sérieux. Le rire doit être libre et démocratique, mais comme tout sujet, il doit avoir des limites. L’humour ne doit pas venir désacraliser des sujets qui méritent d’être pensés avec sérieux, a fortiori quand l’actualité est brûlante et inaugurale. Certains voudront y voir de la censure alors qu’ils s’agit de responsabilité. De la même façon que tout ne prête pas à rire, certains sujets méritent d’être pris au sérieux car ce qu’il y a en jeu n’est pas une blague.
Et si des journalistes se sentent mal à l’aise avec un sujet, sans doute qu’ils ne devraient pas le couvrir plutôt que d’avoir recours à l’humour pour faire passer une pilule qui ne doit pas nécessairement passer. Il est aussi bon que des citoyens pensent après des informations sérieuses. Nous ne sommes pas obligés de chasser la pensée, l’engagement réflexif du citoyen avec de le rire car alors là, l’information perd non seulement son sérieux, mais son respect.
Et, à l’évidence, ce que personne ne respecte perd de son intérêt. C’est pour partie ce qui arrive aux médias qui connaissent à la fois une mobilité entre supports et formats, mais également une érosion de la fidélité des citoyens au profit d’autres choses, notamment des réseaux sociaux qui offrent l’illusion de la vérité au prétexte que ce sont les utilisateurs qui partagent leurs opinions, vraies ou fausses ; pour certains cela n’a que peu d’importance car l’essentiel à leur yeux est l’impression que leur réalité compte. C’est une considération virtuelle qui creuse encore plus l’écart entre médias et ersatz de médias ; c’est ce qui donne envie aux médias de croire que les citoyens désirent être co-producteurs de l’information, mais est-ce bien vrai ? N’y-a-t-il pas une autre lecture possible ? Ne pouvons-nous pas penser que c’est précisément parce que le sérieux de l’information donne le sentiment de s’effondrer que chacun se sent légitime à faire un métier qui apparait accessible tant il semble mal fait aux yeux d’un nombre grandissant de citoyens ?
Comment réduire la distance ? La diversité des repères est un autre axe. Sans aller chercher le simple citoyen pour arguer d’une diversité sociale, il faut solliciter des experts, des témoins qui ont non seulement une réelle diversité de points de vue pour faire débat et offrir aux citoyens une pluralité de décryptages lorsque le sujet le permet, mais également un regard concret sur le thème pour lequel ils s’expriment. Cela éviterait d’enfermer des formats dans des analyses théoriques, parfois obsolètes et surtout mal mises à l’épreuve du réel ; cela réduirait le champ d’interprétation qui donne aux citoyens le sentiment d’être incompris par des experts hors-sol qui ne comprennent par leur vie car ils n’en partagent pas certaines des rugosités. L’alternance des experts est par ailleurs une précaution supplémentaire afin d’éviter l’enfermement des citoyens dans le piège de l’histoire unique ou dans le réductionnisme d’un regard par nature influencé par les origines socio-culturelles de celui qui raconte sa vision du monde.
Les faits sont bruts, mais l’information est nuancée ; elle est même "50 nuances de gris".
Transformer les médias sera difficile ; c’est un projet qui va demander beaucoup d’humilité, de discipline, de dialogues et de débats car nous le savons bien : "une liste de bonnes pratiques n’a pas le pouvoir de changer les choses" ; il faut encore comprendre et accepter pour épouser, puis incarner. Un long chemin de nuances est donc devant nous et toute approche simpliste sera un leurre.