Gouvernance
La gouvernance en santé
Édito — il y a 4 années
"Soigner rentable et soigner vite." Stéphane Velut ; cette phrase résume la perte de sens qui détruit l’humanité du soin à l’hôpital depuis trop longtemps.
Transformation
Cette crise du coronavirus déchaîne toutes les passions. Nous avons tout entendu au sujet de l’hôpital ; d’abord, beaucoup prévoyaient, voire espéraient son effondrement pour démontrer à quel point, l’institution manquait de soin. Puis, au gré des semaines, grâce à une coordination sans précédent, nous avons vu le génie de l’hôpital. Nous avons vu la solidarité entre médecins et l’inventivité de tous pour doubler, voire tripler le nombre de lits afin d’éviter la tragédie d’une médecine de guerre qui se voit obliger de trier les malades. Il y a le tri normal et celui de temps de guerre. Il n’est pas le même ; il est bien plus violent et inhabituel car la vie ne tient qu’à un fil et les places sont manquantes.
Nous avons assisté à des transferts de patients entre hôpitaux, entre régions, par voie ferrée ou aérienne. Des voix se sont élevées pour critiquer, mais qu’importe si cela a permis de sauver des vies.
Ces histoires montrent à quel point l’hôpital a des ressources inexploitées. Depuis des mois, les soignants expliquent leur souffrance ; depuis des mois, les uns et les autres nous racontent la paupérisation de l’hôpital ; certains parlent même d’hôpitaux du tiers-monde.
Alors, je me suis vraiment penchée sur la question pour comprendre car il y a tellement d’informations contradictoires. La souffrance est là, oui, mais n'est-ce qu'une question d'argent ?
L’AP-HP se positionne comme un leader de l’innovation chirurgicale dans le monde. C’est un vaisseau amiral de 39 hôpitaux, de près de 100 000 professionnels, de 210 métiers organisés autour de 6 nouveaux groupes hospitalo-universitaires et des départements médico-universitaires qui accueillent 8,3 millions de malades, 24h/24h, avec un budget de 7,5 milliards d’euros dont 59% dédiés à la masse salariale.
Son rôle est d’allier soin, recherche, enseignement et formation pour assurer sa mission : prendre soin.
Soucieuse d’exercer la médecine dans un cadre moderne, l’AP-HP s’est engagée depuis plusieurs années dans une transformation articulée autour de la recherche (fondation AP-HP, collaboration avec des universités, des partenaires dont les start-up), le digital (entrepôts de données, robots chirurgicaux, big data, télémédecine, dossiers patients, parcours patients, dématérialisation administrative), le travail en équipe, une gouvernance plus collégiale, la sécurité des soins, la rénovation, la construction de 12 bâtiments, le renforcement de certaines spécialisations (cancer, cardiologie, bronchopneumopathie, psychotraumatisme, maternité, gériatrie, maladies rares) et le débat autour de sujets de société qui accompagnent l’évolution du soin tels que l’éthique, le don d’organes, la bioéthique, la philosophie, etc.
Des axes de progrès ont par ailleurs été définis pour améliorer le parcours patients des urgences à travers la réduction du délai d’attente, notamment la mise en place de filières rapides ; des investissements d’importance sont réalisés pour améliorer les équipements en imagerie médicale, lutter contre les infections nosocomiales et améliorer la qualité du mieux-être patients (partenariat avec des musées, des cinémas, etc.). Enfin, une vraie attention est portée pour mieux prendre en compte le handicap au sein de l’hôpital.
Il ne s’agit pas de dresser le tableau d’un hôpital qui ne souffrirait d’aucuns maux, mais plutôt de refuser l’angle de l’histoire unique. Nous pouvons être fiers des avancées régulières de l’hôpital, même si nous devons comprendre comment dans le même temps, le système de santé a perdu peu à peu son humanité, aux dépens des soignants et des patients.
Déshumanisation
L’hôpital n’est pas homogène ; ce sont des réalités qui se chevauchent avec toutefois un dénominateur commun : au gré de ces dernières années, l’enjeu de la rentabilité du soin a pris de plus en plus de place au cœur de l’hôpital. Les hôpitaux ont progressivement intégré la notion de projet financièrement responsable ; le système de santé à adopter le modèle de gestion de l’entreprise, comme s’il n’y avait plus de distinction entre vendre un produit ou un service et soigner.
C’est ainsi que la chirurgie ambulatoire s’est développée de manière exponentielle, la massification des achats s’est organisée, la gestion des recouvrements s’est professionnalisée et le soin s’est monétisé. La novlangue a envahi l’hôpital pour déguiser la vilainie des objectifs : orchestrer la fonction régulatrice du lit pour transformer l’hôpital d'un modèle de stock vers un modèle de flux. Cette nouvelle philosophie a justifié la tarification de l’acte et les dérives y relatives, à savoir la création de groupes homogènes de malades et de groupes homogènes de soins.
La notion de patients a glissé vers la notion de clients et, avec cette réalité, il s’est agit de réduire la durée moyenne de séjour, de maîtriser la délivrance des soins et d’installer le concept de préférence pour les actes rentables et leur flux. Ce système a érigé le tri par l’acte sans en voir la dissonnance. Cette dérive monstrueuse s’est appuyée sur la tyrannie des tableaux, des graphiques, des statistiques, des procédures et des arbres décisionnels.
Alors, l’objectif financier a été atteint puisque nous pouvons observer une nette amélioration de la situation financière des hôpitaux ; mais, quel est le véritable coût caché de ce modèle de gestion ?
Comment les consultants qui ont accompagné ces pratiques inadaptées ont-ils pu oublier la mission essentielle de l’hôpital ? Comment le tarif a-t-il pu passer avant le soin, avant les patients, avant les malades ? Comment ce système a-t-il pu s’installer, sans envisager avec d’autres modèles prédictifs le prix de la souffrance que ce type de gestion allait inévitablement engendrer ? Qui a pensé raisonnablement que l’hôpital pouvait être gérer comme une usine ? Comment oublier le malade ? Comment ignorer le soignant ? Comment ne pas comprendre que la gestion a un impact sur le soin ?
Comment justifier ces impensés dans un contexte de transformation continue basé sur la démographie du pays qui entraîne et/ou aggrave certaines pathologies, l’individualisation de la prise en charge du patient et l’impact du digital sur l’organisation du travail ?
Comment ne pas avoir vu que ce sytème allait provoqué l’usure du corps soignant, sachant que nous, citoyens, consommons la santé comme un bien de grande consommation ? Nous avons de l’empathie pour les soignants, mais que dire de la judiciarisation des erreurs en santé ? Que penser de notre intolérance à tout aléa et à la mort ? Que dire de notre absence de conscience de la valeur inestimable du soin ? Comment ne pas interroger notre propre responsabilité civique dans la dérive du système ?
Ce désastre de gestion éclaire la manière dont la perte de sens du soin a diffracté l’engagement sans limite des soignants qui, au départ, se sont engagés dans la santé, au nom de leur vocation. Ce désastre managérial entraîne, de fait, des démissions et une baisse significative de l’attractivité de l’AP-HP.
Il faut cependant espérer que la crise du coronavirus aura donné une nouvelle perspective aux métiers ; cette crise célèbre l’essentiel : le soin et non le tarif à l’acte.
Contrat social
Emmanuel Macron a exprimé récemment son souhait de reconstruire de manière plus intelligente, innovante et humaine l’hôpital.
Les soignants sont curieux, mais prudents, trop abusés des promesses déçues. Le coronavirus est peut-être leur planche de salut car cette crise montre les forces et les vulnérabilités du système. Ce virus démontre de manière magistrale que nous tous, méritons un nouveau contrat social en santé.
Tout d’abord, nous devons reconstruire le socle de la mission de l’hôpital public : quelles sont les valeurs du service public que l’AP-HP doit respecter ? Quelle est la nature de l’engagement et des responsabilités demandés aux soignants ? Quel est le sytème d’équité et de solidarité sur lequel repose l’hôpital ?
Ces réflexions doivent se faire avec les soignants ; il s’agit de croiser les regards avec les gestionnaires pour partager les échecs du modèle actuel qui est en train de livrer son dernier souffle.
L’urgence est de produire à nouveau du sens à l’hôpital pour réenchanter les vocations et honorer des soignants qui ont su mettre leur colère de côté pour se tenir au chevet de la Nation. Nous leur sommes redevables ; le pays a une dette civique qu’il doit honorer.
Nous devons accompagner la transformation de l’hôpital dans ce qu’elle fait de mieux, en portant haut la valeur confiance ; cette crise du coronavirus a montré toute l’intelligence pratique et l’esprit d’équipe des soignants.
Il n’est plus question de bâtir un volet social et managérial sans comprendre l’essence même de leur métier. Un médecin n’est pas un manager ; mais, il n’est pas possible d’organiser l’hôpital sans le concours réel et éclairé des soignants.
L’hôpital ne peut plus être accompagné par des voix qui murmurent à l’oreille des gestionnaires que les soignants sont des commodités. Le chemin est inévitablement une voie qui invente un modèle de coopération entre la gestion et le soin, entre soignants eux-mêmes, à travers l’interdisciplinarité ; l’hôpital doit laisser derrière lui sa culture statutaire pour valoriser mieux tous les métiers et accompagner le développement de tous, en abandonnant les normes absurdes qui créent des injonctions paradoxales et fabriquent de la démotivation.
Prendre soin est un métier fantastique où chacun est un tailleur de pierre qui peut bâtir une cathédrale en mode agile, dès lors que l‘écoute et le respect redeviennent des valeurs cardinales.
C’est à cette seule condition que le système sera à nouveau au rendez-vous si un nouveau virus devait apparaître ; c’est à ce prix que nous pourrons garder nos talents et en attirer d’autres, y compris de l’étranger.
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Nicole Degbo