Management
Travail : refuser l'ennui
Publications — il y a 2 années
Combien coûte l’ennui au travail ?
"Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passion, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide", écrit Blaise Pascal dans "Les Pensées".
Cette pensée de Pascal traduit avec finesse et profondeur l’état végétatif dans lequel des millions de travailleurs se meurent chaque année, voire une grande partie de leur vie durant.
Et c’est peu dire que cet état du travail est peu regardé par les décideurs. Combien coûte l’ennui au travail ? L’a-t-on seulement jamais quantifié ? Précisément non ; sinon, il va sans dire que quelque chose aurait changé ; les financiers, au moins, auraient poussé les ressources humaines à agir, à faire quelque chose, pour que ce gaspillage cesse.
Du repos à l'ennui
Au départ, ce sentiment de disponibilité intellectuelle peut faire l’effet d’un repos temporaire, d’une mise entre parenthèses salvatrice ; la pression semble disparaître et le temps se rallonger. Au commencement, beaucoup apprécient cette forme de tranquillité intérieure puis, les choses se gâtent quand cela dure.
La pause se transforme en purgatoire, car petit à petit, le cerveau est dénutri, il s’ennuie. Il ne connaît non seulement plus de véritable tension d’apprentissage, mais il décline sous le poids de la facilité du quotidien. Le salarié dans cette situation assiste alors, sans toujours comprendre comment cela est arrivé, à son propre rétrécissement.
L’ennui n’est pas à confondre avec le manque de sens ; en effet, vous pouvez faire quelque chose que vous aimez, vous sentir utile et pour autant vous ennuyer. Comment est-ce possible ? Sans doute est-ce lié à la manière dont chacun prend en réalité soin de son employabilité.
Langueur quotidienne
Sans doute cela a-t-il un lien avec le Principe de Peter et la situation d’opulence qu’il décrit, soit la façon dont vous surnagez un rôle tant vous êtes compétent. Et, dans ces conditions, vous pouvez assumer avec sérieux vos responsabilités professionnelles, sans vivre la moindre tension : vous n’êtes que trop rarement en difficulté, vous ne relevez plus de challenges véritables, vous ne ressentez plus l’adrénaline de l’apprentissage, vous vivez une langueur quotidienne qui devient de plus en plus insupportable, au point de progressivement fragmenter votre enthousiasme, votre concentration et votre engagement.
L’ennui peut être une souffrance et celle-ci est plus ou moins grande selon le rapport au travail des uns et des autres. L’ennui questionne de manière profonde les besoins essentiels propres à chacun s’agissant du travail.
Ceux qui décident d’avoir un travail juste pour sa fonction alimentaire intègrent facilement la perspective de l’ennui, car pour eux, la vie est ailleurs et le travail n’est qu’un moyen de subsistance dont la vocation sera de financer la vraie vie. Pour ceux plus carriéristes et encore plus pour ceux qui ont trouvé leur vocation, l’ennui durable n’est pas supportable.
Vide du travail
Penser l’ennui, c’est aussi faire la distinction entre avoir un travail utile et se sentir utile. Alors, qui sont les victimes de l’ennui ? On parle des bullshit jobs pour désigner toute fonction dont la création de valeur est contestée. Ce concept a été largement développé par David Graeber dans son livre "Bullshit jobs" qui fait l’autopsie du vide du travail. Bien entendu, ceux qui ont un travail de cette nature souffriront d’une grande exposition à l’ennui, s’ils sortent du déni de la réalité de leur mission.
Il y a également ceux que Cynthia Fleury appelle l’élite de base, c’est-à-dire les fonctions essentielles qui permettent à la société de tourner, en dépit de leur faible rétribution financière. Ce sont par exemple les métiers qui, pendant la crise, n’ont pas pu s’arrêter, et au contraire, ont fonctionné à plein régime.
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Dans ce cas, c’est souvent la dissonance de la reconnaissance qui entraîne des troubles tels que la perte de sens et aussi l’ennui, car ce sont souvent des métiers qui manquent cruellement d’attention en termes de formation et de gestion prévisionnelle des carrières. Ce sont des métiers qui cumulent à la fois un fort taux de turnover et une grande ancienneté sur fond de méconnaissance de soi, de manque de confiance en soi et de déterminismes socio-culturels qui affectent indéniablement la capacité à se projeter.
Il y a également la situation tragique des personnes mises au placard qui sont condamnées à une peine de mort au travail, à l’ennui à perpétuité, jusqu’à ce que la pénitence cesse, que le salarié au placard craque et démissionne ou qu’un accord soit négocié pour mettre un terme à cette violence absurde.
Désir de grandir
La majorité des personnes qui expriment un ennui dans un murmure de plus en plus bruyant sont les autres ; ceux qui sont frappés brusquement par ce mal et se demandent comment en sortir. Ce trouble arrive fréquemment à mi-carrière, mais aussi de plus en plus tôt avec les millenials qui montrent moins de tolérance dans le temps à l’ennui. Ce sont des travailleurs qui veulent ardemment servir à quelque chose et se sentir exister, en grandissant.
Le désir de grandir a certes une dimension existentielle, mais il revêt un caractère tout à fait subjectif. Apprendre est une question de curiosité, d’opportunité et de gourmandise. Au départ, la compréhension de son potentiel permet d’influencer le curseur du choix de son métier et de l’entreprise. Ensuite, la qualité du management aura un impact significatif sur l’état d’apprentissage.
Puis, vient la responsabilité individuelle, soit la manière dont chaque personne va aller au-devant des défis en s’exposant avec le désir d’acquérir des savoirs nouveaux. Cela à avoir avec le besoin de stimulation intellectuelle des uns et des autres ; et clairement, il n’y a pas d’égalité sur ce point. La capacité à prendre des risques vient également modeler la nature des challenges auxquels chacun se confronte pour explorer son potentiel.
Être acteur de sa carrière
Donc le seuil d’acceptation de l’ennui est tributaire du désir fondamental d’épanouissement ressenti et exprimé. Ceux qui refusent l’ennui doivent manager leurs envies avec agilité, prendre la responsabilité d’être acteurs de leur carrière et piloter leur trajectoire en prenant les décisions nécessaires pour évoluer.
Lutter contre l’ennui demande du travail ; cela demande d’avoir une certaine conscience de sa valeur pour oser exiger plus, considérant que le compte n’y est pas ou plus ; c’est aussi travailler sur soi pour comprendre les possibilités raisonnables et se donner les moyens de pouvoir aller dans plusieurs directions, incluant la liberté d’aller vers un chemin moins linéaire.
Refuser l’ennui est une manière d’avoir le regard sur le curseur pour dire stop quand le gâchis consommé est sur une pente glissante dont le solde négatif est devenu irréversible, en particulier si rien ne venait à changer. Personne n’est obligé de subir l’ennui trop longtemps ; chacun doit comprendre s’il est légitime à demander plus ; tout le monde peut décider de viser haut et plus.
C’est non seulement une décision, mais c’est un aussi un état d’esprit ; c’est l’idée que chacun se fait de son devoir vis-à-vis de lui-même. Lutter contre l'ennui est un appel à la gourmandise.
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Nicole Degbo
Article publié dans Les Echos, à lire ici.