Transformation
Transformation : la douleur au centre
Publications — il y a 1 mois
Les gens ont horreur d’être confrontés à la brutalité des faits, sauf que c’est le point de départ d’une transformation réussie.
Le facteur humain
L’esprit critique est un trait culturel français, mais il ne préjuge clairement pas de l’acceptation de la critique. Le sujet est sensible.
Il n’est pas rare que la conversation soit vécue comme une critique lorsqu’un désaccord est consommé. L’ego est en alerte car il interprète le désaccord comme une contestation de la crédibilité. L’ego devient alors un obstacle qui complique la conversation ; en revanche, l’appartenance à un même groupe social peut faciliter le partage de points de vue et potentiellement un changement d’avis. Les points de jonction culturels facilitent l’écoute et atténuent les certitudes ; aussi, même si la diversité est une richesse, elle est un défi conversationnel qui met à l’épreuve l’ouverture à l’autre et l’acceptation de la différence.
La culture du feedback répond peu ou prou aux mêmes mécanismes ; tout le monde veut bien critiquer le patron et d’ailleurs tout le monde le fait. Tout en étant personnifiée, la direction revêt quelque chose d’impersonnel. C’est facile et cela permet à la plupart des gens de ne pas faire l’inventaire de leurs propres responsabilités. Voilà pourquoi, le feedback à la française use de tellement de subterfuges pour éviter la difficile conversation ; nous avons tous en tête le récit de collaborateurs qui semblent ne connaître ni leurs points forts, ni leurs points faibles, en dépit d’entretiens annuels d’évaluation. Chacun déguise alors son manque de courage en gentillesse, mais c’est progressivement le curseur de l’exigence qui recule et nivelle les standards par le bas au nom de la paix sociale.
Le coût caché de ce renoncement managérial est la résistance au changement. À force de ne pas se confronter à un effort continu pour travailler mieux et questionner plus, les équipes se confortent dans une culture de l’effort minimum qui se dresse contre le volontarisme inhérent à la transformation.
La transformation répond à une logique contre-intuitive qui défie inévitablement le sens de la routine et il faut beaucoup de détermination, de courage et de sens pour convaincre les équipes de sortir de leur préférence pour le présent. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles, régulièrement, les dirigeants font des compromis avec leur ambition initiale.
Les équipes ne sont pas dérangées par un diagnostic critique du modèle économique, mais elles sont heurtées par une revue stratégique de la gouvernance car elle induit une remise en cause de leur impression de savoir-faire. Alors, entreprendre le changement demande une énergie vitale de très haute intensité et une conviction inscrite dans un temps long pour apaiser les peurs, juguler les doutes, embarquer les foules et éclairer les esprits. Certains choisissent d’avancer tout seuls, sans les équipes pour s’économiser et aller vite, d’autres utilisent des conseils externes pour imposer la pertinence d’une vision.
Le fait est qu’une transformation incomprise et non-incarnée est coûteuse ; elle crée de la colère, de la peur et du désengagement. Aussi, une des priorités est de vaincre la résistance au changement des équipes. Pour cela, il faut savoir tirer profit du capital temps.
Le facteur temps
Au-delà de l’information, une des premières actions consiste à identifier l’état de maturité à la transformation des collaborateurs pour déconstruire les freins et cela implique de faire un audit des vulnérabilités pour trouver des leviers d’action.
Le combat incontestable de tous les jours est celui contre les biais cognitifs qui nous amènent à tordre le réel dans un réflexe humain naturel.
Certains ont une addiction au pouvoir et vont défendre leurs positions de manière relativement irrationnelle, sans réfléchir au fait que ne rien changer est un chemin certain vers la fragilisation, voire la disparition ; d’autres négocient avec le long terme, en privilégiant des options qui mobilisent peu d’effort dans une logique de bénéfice immédiat, en oubliant la notion de préjudice futur ; d’autres encore ont des dogmes économiques, technologiques ou humains qui les ancrent dans un dangereux conservatisme.
N’oublions pas ceux qui s’étourdissent avec le statut attribué des uns et des autres, au mépris de la réalité de leurs compétences ; ceux-là refusent de regarder l’évidence : le changement n’arrive pas ; ils construisent des excuses-prétextes pour ne pas se dédire et espèrent que les choses vont se régler d’elles-mêmes.
Et de manière générale, il faut manager la sensibilité de tous ; certains ont confiance dans l’avenir et d’autres pas ; d’autres sont dures au mal et d’autres pas ; certains aiment les défis et d’autres pas ; certains aiment l’aventure et d’autres pas ; certains croient profondément au travail et d’autres pas. Le défi est de comprendre les aspirations communes pour agréger l’énergie collective et avancer en regardant dans une même direction.
Mais surtout, il faut piloter l’espoir, la confiance dans le fait que quelque chose de mieux peut arriver car l’entreprise saura être de ce qui va arriver avec le concours de tous.
L’ensemble de ces enjeux montre bien la bataille du temps que les entreprises doivent livrer pour avancer alors même que le futur est plus rapide que nous le pensons. Et personne ne semble évaluer le coût de cette lutte avec les gens et donc avec le temps. Or, le changement n’attend pas et la menace d’une non-transformation ou d’une transformation trop lente est désormais un risque majeur pour l’entreprise.
Plus de 60% des dirigeants français prévoient la disparition de leur entreprise dans les dix ans si le modèle opérationnel reste inchangé (PWC CEO Survey 2024). C’est colossal et cela devrait nous motiver à avancer aussi vite que possible. Voilà pourquoi la tâche des dirigeants est rude. Dans un contexte où les salariés demandent de l’attention et de la douceur, le monde qui vient promet d’être d’une extraordinaire brutalité.
Le challenge national devient un urgent pivot culturel pour faire rapidement ce qu’il y a à faire malgré la rugosité inconfortable du changement. Nous pouvons refuser cet effort nécessaire et général, mais alors nous devrons en assumer les conséquences économiques et sociales. Notre responsabilité morale est de tout tenter et cela doit commencer vraisemblablement par augmenter la lucidité économique, technologique et sociale des équipes et réduire leur fragilité à l’effort et à l’incertitude. C’est un travail inconfortable et ingrat qui demande beaucoup de distance car il produit des passions tristes (peur, rejet, colère, déni, violence, etc.).
Les dirigeants sont souvent critiqués alors que leur rôle peut devenir une mission impossible ; pour cela, il suffit d’abdiquer face à la facilité, en acceptant le refus des collaborateurs de céder sur leur souffrance.
Nicole Degbo
-
La Cabrik est une fabrik de gouvernance stratégique et humaine qui accompagne les transformations pour relier l'économie à l'humain et est spécialiste des situations de crise de gouvernance.