Travail
La grande désillusion
Actualités — il y a 2 années
Le sens, jusqu’à l’os. Il est urgent de repenser le concept de carrière pour relancer une vraie dynamique de mobilité du travail tout au long de la vie.
La valeur du travail
Nous vivons une séquence paradoxale : un taux de chômage à 7%, un taux d’emploi à 67,5%, un record sur l’emploi des cadres et un rebond significatif de l’emploi des jeunes.
Dans les entreprises, les salariés se sont réappropriés pour partie leur temps de travail avec le télétravail qui correspond en moyenne à deux à trois jours de télétravail par semaine.
Mais alors, que se passe-t-il ? Pourquoi assistons-nous à la révolte par les pieds de milliers de salariés qui quittent leur entreprise ? Du secteur privé au secteur public, du luxe aux métiers du sanitaire et social, tout le monde revendique sa part du gâteau.
C’est la période de la publication des résultats et il n’est pas rare que certaines entreprises aient dépassé des records en termes de profits. Alors, la question du partage de la valeur se pose avec insistance. Mais, à bien écouter les attentes de ceux qui réclament une autre vie, l’argent n’est pas l’unique désir.
Au cœur de la crise des vocations, il y a une demande de sens à plusieurs niveaux. La crise de sens sédimente depuis longtemps, mais elle s’est accélérée avec la crise sanitaire qui a forcé le face-à-face avec soi-même. Ce huit-clos a acté pour certains la fin d’une carrière alimentaire ; ce sont des salariés qui osent se donner la permission de vouloir plus car ils méritent mieux ; ce sont des salariés qui sortent de la torpeur de l’impuissance acquise dans laquelle ils se sont laissés enfermer pour se réapproprier le désir de devenir ; ce sont des salariés qui ont vécu la déflagration d’une maladie professionnelle, dont le burn-out qui explose ; ce sont des managers dont l’absentéisme a été multiplié par deux ; en résumé, ce sont des milliers de salariés en quête de sens et d’utilité.
La valeur des métiers est également interrogée ; cet enjeu a été cruellement mis en perspective pendant les confinements qui soulignaient le caractère essentiel ou non de certains métiers. Sauf que cette équation bute contre le paradoxe de la valeur qui consiste à rémunérer une chose en fonction de ce que le marché est prêt à payer pour l’acquérir. Et la valeur de la contribution économique n’est pas absente de la cotation. C’est ainsi que des métiers utiles et indispensables sont économiquement sous-évalués, tandis que d’autres métiers sont sur-évalués, au regard de la valeur économique qu’ils contribuent à produire.
Les modes de gouvernance sont également contestés ; la période du taylorisme et du fordisme est révolue ; les salariés ne veulent plus être traités comme des machines humaines. Ils attendent d’évoluer dans des organisations plus intelligentes et moins obsédées par la productivité comme seule horizon. Ce constat est un défi sans concession opposé aux ressources humaines qui doivent prendre très au sérieux ce ras-le-bol général aux airs d’attrition.
Il y a, à l’évidence, une demande d’alignement entre la dimension essentielle d’un métier et la récompense du travail réalisé, à travers le salaire. Mais, il y a aussi une colère alimentée par le fait qu’un écart manifeste s’est créé entre l’évolution du salaire des dirigeants et celle des salariés. la courbe de l’un et l’autre est si déséquilibrée qu’elle fragilise le contrat social, notamment le socle de confiance dans les entreprises.
Repenser les carrières
Il y a donc un chemin à conquérir du côté des entreprises qui doivent redéfinir le contrat moral. Mais il y a également un effort conjoint à initier pour bâtir un pacte de mobilité. Il est urgent de repenser le concept de carrière pour relancer une vraie dynamique de mobilité du travail tout au long de la vie. Cela passe par un travail protéiforme.
Il faut s’attacher à déconstruire mieux les assignations socio-culturelles ; personne ne devrait avoir le sentiment de n’avoir aucun choix dans la vie. Chacun est en capacité de s’appuyer sur un savoir-faire comme point de départ pour construire de nouveaux acquis.
Les organisations doivent également repenser la dimension apprenante des missions de chaque fonction. Il est temps que l’entreprise ouvre les yeux sur la réalité des « bullshit jobs ». Mais, cela ne s’arrête pas là ; il faut encore redonner du sens à la carrière ; une carrière ne peut pas être réductible au fait d’avoir un travail ; le plus grand nombre devrait avoir des perspectives d’évolution dans son travail qui entraîneraient mécaniquement une évolution des modalités matérielles dont le salaire et, au gré du temps, le statut et par capillarité la classe sociale.
L’idée est de parier sur la dimension capacitaire des individus, d’organiser une entreprise apprenante, de créer l’accessibilité de l’information et d’avoir une regard ouvert et créatif sur l’expérience des gens pour évoluer vers une lecture non-linéaire des compétences des salariés et leur offrir des parcours verticaux et horizontaux, en cohérence ou en rupture avec le métier qu’ils exercent selon leur potentiel.
C’est un devoir de la part des entreprises que d’évoluer vers cela car il est temps que le plus grand nombre accepte les progrès de la science, notamment de l’intelligence artificielle couplée aux neurosciences, et en comprenne les impacts futurs sur le travail.
Développer l’employabilité du plus grand nombre sera un des défis du siècle. Et plus que jamais, la guerre des talents fera rage.
Souffrir pour devenir
Evidemment, rien ne sera possible sans un engagement total des salariés qui devront épouser l’idée que la souffrance est un passage obligé du sens. Paul Bloom, psychologue et spécialiste des sciences cognitives à l’Université de Yale, explique le lien entre le sens et la souffrance dans « The Sweet Spot ».
Actuellement, dans le débat public, s’agissant des tensions sociales, il est fréquent d’entendre la collision entre la situation sociale et financière de citoyens mécontents et leur désir de consommation. En revanche, il est peu courant d’entendre un questionnement rigoureux sur les choix existentiels.
Au commencement, il y a la définition des objectifs de vie, en particulier dans le cadre professionnel ; ensuite vient la question du « pourquoi » qui, s’il est correctement défini, sera en mesure de supporter tous les « comment », surtout quand le chemin sera rugueux, et cela ne manquera pas. Ce postulat est essentiel car il va déterminer l’arc des sacrifices nécessaires à faire pour concrétiser ses propres désirs.
Christine Lagarde, Présidente de la Banque Centrale Européenne, expliquait récemment à l'occasion des 10 ans de Financi’Elles « qu’on n’arrive à rien sans travailler ». Elle aurait pu ajouter « très dur ».
Et il ne s’agit, en l’espèce, pas que d’endurance physique ; pour réussir, il faut endurer, surtout mentalement, pour braver les épreuves et faire des choix difficiles qui ont un impact significatif sur la vie, l’équilibre familial, parfois même sur la stabilité financière d’un foyer ; et, c’est dans ces moments qu’il est bon d’évaluer le court et le long terme, en termes d’impact. Faire un choix articulé autour de la préférence pour le présent a un coût qui se paie très souvent dans le futur ; c’est très fréquemment une perte de chance qui se matérialise par un coût financier très élevé.
Chacun devrait prendre l’habitude de considérer les coûts cachés de chaque décision, dans tous ses aspects, avant d’arbitrer des choix si signifiants dans la trajectoire de vie.
Paul Bloom parle du concept de « souffrance choisie » pour éviter l’ennui, apprendre, grandir et bien entendu avoir une vie alignée avec ses valeurs, ses désirs et idéalement ses capacités professionnelles. Précisément, ce dernier point est trop souvent manquant. La plupart des gens ignorent leur potentiel et c’est là que le bât blesse. En effet, comment prendre les bons risques et gérer avec confiance l’incertitude quand on ne sait pas anticiper ce qui sera surmontable ?
La responsabilité sociétale politique est de faciliter le développement de l’employabilité du plus grand nombre ; la responsabilité morale de l’entreprise est d’accompagner cela avec exigence et bienveillance ; la responsabilité individuelle de chaque citoyen est de prendre cet enjeu au sérieux pour éviter le risque du déclassement, avant celui de sa propre disparition au milieu des robots à visage humain.